J’ai récemment fait état de mes préoccupations à propos des métiers en souffrance (cf. « Métiers en souffrance » du 10 mai 2022) dont le délaissement patent est préjudiciable à de nombreux secteurs d’activités, bien entendu parmi les moins glamours.
Mais je sens qu’il se passe autre chose.
Autre chose qui touche déjà ceux que l’on considère depuis longtemps comme la future élite de la Nation, les BAC + X, ceux des facs et des grandes écoles, ceux qui ont la chance et les capacités de suivre les meilleurs enseignements, les plus pointus.
Là aussi, il y a du mou. Les hordes de winners aux dents rayant le plancher ne sont plus en odeur de sainteté aussi unanimement qu’il y a peu. Les grosses têtes contestent, non pas ce qu’on leur enseigne, mais plutôt ce qu’on entend qu’elles en fassent pour le bien du système économico-politique en place.
C’est tout nouveau, encore ténu, mais bien là.
Les premières traces de cette tendance se discernaient dans les changements de voies après la fin des études : de plus en plus de jeunes diplômés optaient alors pour une réorientation souvent radicale, plus seulement pour sortir d’un destin écrit par leurs parents, mais à présent pour tenir compte d’une autre conception du monde et de l’empreinte qu’ils souhaitent y laisser.
D’où apparition d’une nouvelle radicalité, passant de cas individuels à des actions plus collectives, en contradiction avec le formatage à l’individualisme normalement dispensé à ce niveau de formation.
L’affaire Agro Paris Tech est emblématique de mon propos. Quelques étudiants fraichement diplômés ont dénoncé ce qu’ils avaient été formés à faire comme contraire à leur éthique et déclaré ne pas vouloir entrer en guerre contre le vivant (par la requête Agro Paris Tech sur YouTube, vous pourrez écouter ce qu’ils ont dit lors de la remise de diplômes début mai 2022).
Ne nous emballons cependant pas, pensons à ce que sont devenus certains des plus enragés des soixante-huitards qui ont ralliés avec le temps un système bien pire que celui qu’ils avaient si glorieusement combattu !
Mais quand même, les circonstances sont autres, et ce geste de révolte ne doit surtout pas être méprisé ni minimisé car il s’inscrit sur une trajectoire logique qu’on aimerait voir s’affirmer au plus vite dans l’intérêt général de l’espèce humaine.
Ces jeunes sont immergés de naissance dans un monde qu’ils ont vu épuiser leurs parents et ne leur offrant que des rêves de bons soldats de la société de consommation. Ils sont de plus en plus effarés du prix à payer pour parvenir au bonheur matériel, des dégâts collatéraux sur le vaisseau qui nous accueille, des renoncements aux idéaux jamais suffisants et du vide de sens sidéral d’un tel parcours. Au point que leur degré de tolérance pour une telle fatalité frise à présent le zéro absolu et nourrit une soif de neuf irrépressible, renversant les conventions et les normes régissant la chasse à la carrière et à l’enrichissement personnel.
Cette tendance va-t-elle se poursuivre ? Ne sera-telle pas seulement un privilège de nantis de la vie, bien armés pour en faire autre chose à contrario de tous ceux moins bien lotis qui ne rêvent que d’avoir plus en tout, faute à rien aujourd’hui ? Est-ce un phénomène de classe ou général ?
Observons la suite, nous dont la vie s’est déroulée dans une progression constante au point d’ignorer comment réduire la voilure et d’avoir à apprendre au forceps comment renoncer. Quelle sera notre propre degré de tolérance pour ce tête-à-queue intellectuel ?