Engagement et relations humaines
Il y a un an et demi, les médias et leurs experts nous promettaient encore un avenir rose. La situation macroéconomique était tellement favorable qu’ils parlaient d’un alignement des planètes, phénomène astronomique rare. Les matières premières étaient bon marché, la banque centrale européenne crachait de l’argent à tout va, les taux d’intérêt étaient proches de zéro et l’euro proche du dollar. Que du bonheur ! Il suffisait d’attendre quelques mois pour profiter des résultats.
Oubliées aujourd’hui, ces vaines prophéties, comme toutes celles qui les ont précédées.
Les prix des matières premières ne sont plus bas, mais souvent en-dessous des couts de production. Des banques centrales ne prêtent plus à des taux voisin de zéro, mais carrément à des taux négatifs. La récession frappe les pays qu’on qualifiait d’émergents. Dans les anciennes puissances industrielles, l’économie stagne.
Les capitalistes ne promettent plus grand chose. Ils ne cachent pas leur profonde inquiétude. En 2007-2009, quand les banques étaient menacées de faillite, elles ont été sauvées par les États. Quand les États se sont trouvés surendettés, ils ont été sauvés par les banques centrales qui ont fabriqué de l’argent à tout va. Mais derrière les banques centrales, il n’y a plus rien. La limite ultime, c’est la confiance qu’on peut accorder à la monnaie. Aujourd’hui, c’est la monnaie chinoise qui est la plus suspecte et le gouvernement chinois prend les mesures les plus autoritaires, les plus contraires au libéralisme, pour enrayer la fuite des capitaux.
Ce qui est patent, c’est que personne ne voit par quel mécanisme le système pourrait se rétablir. Derrière les “quantitative easing”, “assouplissements monétaires” en français, il y avait l’idée que l’argent facile — facile pour les riches, entendons-nous bien — allait relancer l’investissement et la croissance. Donc, on ne créait de l’argent que par avance, en anticipation d’une croissance économique qui allait suivre. Rien de tel ne se passe, de l’argent, il y en a trop du côté des riches et pas assez du côté des travailleurs. Il ne sert à rien d’investir si la production future n’a aucune chance d’être écoulée.
Le monde économique contemple un trou noir.
Cela n’empêche pas la lutte des classes de se poursuivre avec la même dureté. Sur ce terrain, les idéologues libéraux retrouvent de la voix. Faciliter les licenciements, ça serait lutter contre le chômage, et ceux qui sont contre seraient des conservateurs d’un autre âge.
En fait de lutte des classes, c’est plutôt de passage à tabac qu’il faudrait parler, parce que c’est une lutte à sens unique. Le but ultime des libéraux, celui qu’ils n’ont de cesse d’atteindre, c’est la suppression de toute protection sociale ; leur idéal, c’est l’individu totalement libéré sur un marché complètement libre. La réforme du code du travail en est le dernier épisode.
Le corps social se recroqueville et tente de parer des coups. On peut être impressionné par l’ampleur de la mobilisation et par la conjonction qui s’opère entre la jeunesse et les travailleurs. On aurait tort de l’être trop.
D’abord, parce qu’il s’agit d’une bataille défensive. Si le texte était retiré, on se retrouverait dans la situation actuelle, qui est loin d’être glorieuse.
Ensuite, parce qu’un compromis est possible. Le gouvernement scélérat des écologistes et des socialistes pourrait laisser tomber nombre de mesures et les syndicats et les naïfs crier victoire. S’il ne devait conserver qu’une seule mesure, le gouvernement maintiendrait la préférence aux négociations par entreprise et les référendums d’entreprise. L’ignorance de l’Histoire est telle que tout le monde n’y verrait que du feu. Au contraire, certains s’en féliciteraient même, au moment où on ne jure que par le local ! En fait, ce serait la défaite la plus grave pour le monde du travail depuis le début de l’offensive libérale.
Ce n’est pas la seule évolution remarquable. Des populations fuient, non seulement des pays en guerre, mais d’ex économies émergentes maintenant en récession, vers les pays anciennement industrialisés qui sont dans une situation moins désastreuse. Ces déplacements doivent être pensés non comme des évènements indépendants, mais comme des conséquences et des manifestations de la Crise généralisée du capitalisme.
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Dans toute société, chaque individu se trouve confronté aux normes collectives et doit faire ses preuves, se montrer à la hauteur des attentes du groupe. Ça n’est pas facile et cela peut provoquer des troubles psychologiques qu’on appelle névroses. Si la névrose est bien la réaction d’individus confrontés aux attentes du groupe, alors elle n’est pas du modèle tout ou rien. Il peut y avoir une gradation infinie, de l’état quasi normal à la situation handicapante. La névrose peut aussi pousser l’individu, non pas à s’adapter lui-même, mais à modifier les conditions extérieures pour qu’elles lui conviennent mieux. Dans ce sens, elle peut être créatrice et même révolutionnaire.
L’individualisme, cet avatar du libéralisme, qui lui colle comme une ombre, a ce merveilleux avantage de débarrasser chaque être humain du regard social. « Je ne veux pas être jugé ! » revendique l’individualiste. Chacun fabrique sa propre norme. Adieu la névrose !
Le libéralisme, ce sont des individus libres sur le marché libre. Le libéralisme n’a que faire du sexe, de la race, de l’orientation sexuelle, de la religion. C’est pour cela qu’il semble progressiste.
L’individu est responsable de son destin. S’il est chômeur, c’est qu’il n’a pas su être compétitif. Ou c’est qu’il n’a pas suivi la bonne filière. Ou c’est qu’il est trop conservateur. S’il est en mauvaise santé, c’est qu’il a fumé. Ou qu’il n’a pas mangé cinq fruits et légumes par jour. Ou pas fait assez d’exercice.
Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Il avait toutes les opportunités, il les a gâchées. L’individualisme fonctionne dès lors comme une maladie auto-immune. Il se retourne contre lui-même et engendre la dépression.
La dépression peut même être niée. Tant l’individu doit être performant, combattif. Alors, on observe d’autres conséquences : c’est le corps qui exprime la douleur psychique niée.
Il est aussi possible d’échapper à la dépression en posant comme victime. C’est telle autre personnes ou telles autres personnes qui sont responsables de mon malheur.
Des concurrents sur le marché libre se transforment ennemis. Le beau libéralisme qui apportait un président noir aux États-Unis, l’égalité entre les sexes, la fin de toutes les discriminations vire vers autre chose, le nettoyage religieux et ethnique.
L’individualisme conduit à la dépression ou à la haine, ou à une combinaison des deux. Loin de promouvoir l’individu, il le mène vers sa destruction.
Pierre Desproges racontait que nos ennemis sont des cons. Ils croient que c’est nous l’ennemi, alors que c’est eux ! De même, les individualistes sont persuadés que les individualistes, ce sont les autres.
Alors ils se raccrochent à toutes les illusions qui leur font du bien. Ils veulent croire qu’ailleurs, des gens créent un monde nouveau, et que ça marche. Ils pourraient s’y mettre, eux-aussi. Pas tout de suite, mais peut-être. Il y aurait une issue de secours. Il y avait Second Life, il y aurait Second World, un monde parallèle. Inutile de se révolter, de renverser le monde existant. Tout est si facile ! L’individualiste se révèle. Il ne veut s’impliquer que dans ce qui le concerne directement. Tout engagement véritable l’horrifie.
Plus la vie est dure, plus la compétition est hostile, plus il est question de partage, de bienêtre, d’amour et de bienveillance.
Un des souscripteurs du documenteur Demain écrivait avant-hier : « Nous faisons partie d'une société qui a besoin de Joie, d'espérance, de perspectives, de solutions concrètes et incarnées par des gens qui osent... bref, d'être réenchantée par la beauté de ce qu'est la Vie, malgré le fait que nous la malmenions... »
Mais derrière les discours sirupeux, les intentions mercantiles affleurent. Au final, il y a toujours quelque chose à vendre, un spectacle, des soins, un coaching. La générosité aussi se négocie sur le marché libre et derrière les discours sentimentaux, on perçoit des cœurs de pierre et les eaux glacées des calculs égoïstes.
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La situation politique s’est clarifiée depuis notre dernier Congrès. Un bloc libéral s’est constitué pour barrer la route à la seule option antilibérale d’importance, le Front National. Le rapport des forces électoral est d’environ deux tiers pour le bloc libéral contre un tiers pour le Front National. De toute façon, il s’agit d’un bloc de droite — les partisans du libéralisme intégral — contre un autre bloc de droite, les partisans d’un libéralisme à l’échelle nationale. Il ne reste depuis longtemps plus aucune force de gauche.
En Grèce, la prétendue gauche radicale a montré qu’elle est exactement sur la même ligne libérale que les autres forces politiques. Le même scénario est enclenché en Espagne.
Ce n’est pas tant que les plus riches contrôlent la totalité des médias qui fait que la gauche a été anéantie. C’est que la totalité de la population partage la conception individualiste du monde et qu’il ne peut pas y avoir d’individualisme de gauche.
Il y a deux ans, on nous disait qu’il était impossible de sortir de l’Europe. Aujourd’hui, on constate le délitement de cette Europe. Mais l’antilibéralisme ne vient pas de la gauche. Il est porté par des forces qui se situent très à droite et qui rappellent le fascisme.
Dans ces conditions, AlternativeS DémocratiqueS est une anomalie. Qu’aucun autre parti ou groupement n’existe en France ni, à ma connaissance ailleurs, ne peut pas être le fruit du hasard. Nous sommes incapables d’embrayer sur une conception individualiste du monde. Certains nous écoutent, certes, et même avec intérêt. Il en est même qui affirment leur accord. Mais la muraille de l’individualisme est là : pas question pour eux de s’impliquer en quoi que ce soit sur ce qui ne les concerne pas directement. Je ne dis pas forcément AlternativeS DémocratiqueS, qu’ils construisent autre chose si ça leur convient mieux. Non, la seule chose qu’ils pratiquent, c’est parcourir le web à la recherche de nouvelles illusions.
Ce qui est en cause, c’est l’existence même d’AlternativeS DémocratiqueS. À quoi servons-nous ? Ni nous ni aucune force de gauche ne parviendra au pouvoir. Il y a un an, nous nous posions la question de savoir si le peuple peut penser et agir par lui-même ou s’il est condamné à suivre des leadeurs. Nous connaissons la réponse et nous savons aussi que tous ces leadeurs, les Tsipras et autres Lula, sont corrompus.
Pour ne pas rester sur une note trop sinistre, je voudrais ajouter ceci.
D’abord, que l’Histoire n’est pas écrite. Personne n’avait prévu le triomphe du libéralisme et ses conséquences. Tout le monde s’attendait à ce que l’Arabie saoudite connaisse des difficultés parce qu’il n’y aurait plus de pétrole ; personne n’avait anticipé qu’elle connaitrait des difficultés parce qu’il y a trop de pétrole.
Je ne crois pas un instant que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Mais je ne peux pas exclure que les conditions changent et que l’individualisme soit remis en cause et qu’un nouvel espace s’ouvre à gauche.
Ensuite, des initiatives qui avaient été présentées lors de notre deuxième Congrès fonctionnent, même si c’est avec des nombres très réduits de participants. Il y a l’étude du Capital. Il y a des initiatives culturelles comme le cinéclub et la critique de documents qui permettent de remettre la pensée en contradiction, en mouvement.
Le débat est ouvert.