Beaucoup de gens pressentent que la situation économique actuelle est délirante, même s’ils seraient incapables d’expliquer pourquoi.

On voit des Banques centrales émettre de l’argent sans limites, et en même temps les prix qui baissent ! Certains en concluent que l’argent n’est qu’une fiction et pourrait être manipulé à volonté. Ce n’est pas le cas ; la monnaie n’est pas qu’une fiction et je voudrais sommairement indiquer pourquoi. J’ai considérablement simplifié mais en essayant de rester le plus exact possible.

Je vais commencer par deux définitions sur lesquelles je vous demande de vous arrêter. Elles ont été (à mon sens) démontrées par Marx dans Le Capital et d’autres ouvrages et n’ont jamais été démenties depuis, sinon par des assertions comme quoi c’était vrai au XIXe siècle mais ça ne le serait plus aujourd’hui parce que Marx ignorait la carte bleue et l’internet. Comme si la gravité était vraie à l’époque de Newton mais ne le serait plus aujourd’hui à cause des avions.

• La valeur d’une marchandise, c’est la quantité de travail humain qu’il est nécessaire de fournir en moyenne pour produire cette marchandise. La seule origine de la valeur est donc le travail.

• Le prix d’une marchandise oscille autour de la valeur, suivant l’offre et la demande. Il y a donc un lien entre le prix et la valeur, mais ils sont différents.

Quand on échange une marchandise contre une autre, ça s’appelle du troc. Le troc est limité parce qu’il faut que deux personnes désirant exactement ce que l’autre possède se rencontrent.

On passe donc par l’intermédiaire d’une troisième marchandise qui intéresse tout le monde. C’est l’or. L’or ne s’abime pas avec le temps, ne se corrode pas et est facile à découper en petites fractions.

L’or est une marchandise comme les autres. Sa valeur, c’est donc, comme pour les autres marchandises, la quantité de travail qu’il a fallu pour le produire. Progressivement, l’or personnifie la valeur, mais c’est une illusion — la valeur reste toujours la quantité de travail socialement nécessaire.

On découvre au XIIIe siècle qu’il est plus sûr de donner, à Florence par exemple, à un convoyeur un billet au porteur, indiquant quelle quantité d’or doit lui être remise dans une banque des Flandres, plutôt que de le laisser voyager avec l’or sur lui et tous les risques que cela comporte. Le processus est lancé : l’or peut être représenté par du papier et rester dans les coffres. Ce papier a la valeur de l’or parce qu’il peut être converti à tout moment en or réel, c’est le billet de banque.

Mais il faut qu’à tout moment, il y ait en réserve une quantité d’or correspondant à la valeur des marchandises échangées. Autrement dit, plus l’économie et les échanges se développent, plus il faut d’or en réserve. Dans des circonstances exceptionnelles, comme la Première guerre mondiale, les États décident de se débarrasser de cette contrainte et ils décident que les billets ne peuvent plus être échangés contre de l’or métallique. C’est le cours forcé des billets, forcé par la contrainte de la police ou de la gendarmerie. Les billets se mettent à personnifier la valeur, voir tous les romans et tous les films à ce sujet, mais ce n’est qu’une illusion, ce ne sont que des bouts de papier imprimés.

La question est : est-ce que les États (par l’intermédiaire de leur Banque centrale) peuvent imprimer autant de billets qu’ils le souhaitent ? Que se passe-t-il s’ils en produisent de très grandes quantités pour régler leurs dépenses ?

Marx explique : « Abstraction faite d’un discrédit général, supposons que le papier monnaie dépasse sa proportion légitime. Après comme avant, il ne représentera dans la circulation des marchandises que la quantité d’or qu’elle exige […] Si, par exemple, la masse totale du papier est le double de ce qu’elle devrait être, un billet de une livre sterling, qui représentait un quart d’once d’or, n’en représentera plus qu’un huitième. L’effet est le même que si l’or, dans sa fonction d’étalon des prix, avait été altéré. »

Par altération de l’or, Marx se réfère aux pratiques des derniers empereurs romains ou des rois de France d’ajouter d’autres métaux dans la composition des pièces d’“or”.

On comprend facilement que l’émission exagérée de monnaie (et si c’est de l’argent électronique comme aujourd’hui, ça ne change absolument rien au problème), que cette émission provoque donc de l’inflation. C’est d’ailleurs l’objectif officiel de la Banque de Japon et de la BCE : atteindre une inflation annuelle de 2 % par l’émission de monnaie.

Or, ce n’est pas ce qui se passe. Les banques émettent de la monnaie à tout va et l’inflation ne bouge pas. Marx (et nos banquiers centraux) se seraient-ils trompés ?

Hélas non. Si l’on émet deux fois plus d’argent que la circulation des marchandises le nécessite, les prix devraient doubler ; et avec tout ce qui a déjà été émis, on devrait être en hyper inflation.

C’est que l’argent émis par les Banques centrales l’est sous la forme d’achats d’obligations (la dette des États), d’achats d’actions d’entreprises et de prêts à taux zéro ou à taux d’intérêts négatifs aux banques d’investissement. L’argent créé reste dans la sphère financière et n’en sort pas. Il permet d’enrichir les immensément riches — c’est en partie ce qui explique leur phénoménal enrichissement des dernières années. Mais cet argent n’est pas réinvesti (sauf ce qui est prêté aux États) dans l’économie réelle. Il faut un Carlos Ghosn pour croire que c’est le moment d’ouvrir une usine automobile en Chine.

Dans l’économie réelle, celle de la circulation des marchandises, c’est la loi de l’offre et de la demande qui l’emporte. La population mondiale s’appauvrissant, les prix des marchandises sont contraints à la baisse et bien souvent, la situation est devenue aberrante. Le prix du pétrole est inférieur à son cout de production. Il en est de même en France pour le lait et la viande.

C’est là une contradiction extrême du système capitaliste globalisé. Cela ne pourra pas durer encore très longtemps. On ne peut pas en même temps fabriquer de la monnaie à tout va et voir les prix qui baissent. L’angoisse règne chez tous ceux qui possèdent de l’argent et qui craignent de l’avoir placé dans la mauvaise devise. Actuellement, c’est le yuan chinois qui est victime de la défiance (justifiée) et qui n’est maintenue à flot que parce que la Banque central chinoise vend des montagnes de dollars.

Tôt ou tard, et plutôt tôt que tard, ce système aberrant va craquer, d’une manière ou d’une autre — faillites de banques, effondrements de devises... À mon avis, c’est déjà en cours depuis le 4 janvier. Parce que l’argent n’est pas un mythe, n’est pas une pure fiction, il est soumis aux contraintes de l’économie réelle.