Qu’on l’appelle ultralibéralisme, néolibéralisme, mondialisation ou capitalisme sauvage, cela désigne toujours la même chose : le capitalisme qui a conquis la suprématie économique, politique et sociale. Son principe demeure, celui de l’individu libre sur le marché libre.

 

Le capitalisme est hégémonique depuis la fin du maoïsme et l’écroulement de l’URSS. Depuis trente ans, il a largement pu faire ses preuves. Son bilan est désastreux.

Il a produit la pauvreté, la misère, y compris dans les sociétés qui furent prospères. Les problèmes écologiques insolubles (dans son cadre) se multiplient.

Sa promesse centrale était d’être efficace et d’ainsi apporter une prospérité généralisée. Il ne reste plus que de grands naïfs pour encore y croire. Si l’on évalue sa performance au critère qu’il s’est choisi, le Produit Intérieur Brut (PIB), on constate que la croissance de ce dernier est languissante, et encore au prix d’artifices de plus en plus hasardeux.

Pourtant, malgré une crise généralisée qui ne cesse de s’aggraver depuis 2007, ce système est peu remis en cause. Et encore ! On constate que les critiques portent sur les conséquences du capitalisme (travailleurs pauvres, chômage de masse, réchauffement climatique, disparition accélérée d’espèces animales et végétales, pollutions massives, réchauffement climatique, migrations incontrôlables, etc.), jamais sur les causes. Ce phénomène se révèle dans le domaine politique. Quand ceux qui critiquent (apparemment) le capitalisme (en fait, ses conséquences) prennent le pouvoir, ils poursuivent et aggravent la politique antérieure.

Comment se fait-il qu’un système en faillite rencontre aussi peu de résistance ?

La propagande, bien réelle et intense, ne saurait tout expliquer. S’il suffisait de la propagande pour maintenir les peuples sous le joug, aucune révolution n’aurait jamais eu lieu.

Il y a forcément quelque chose de satisfaisant dans l’ultralibéralisme, quelque chose qui plaise à la plupart et qui désarme les oppositions. Il faut déterminer quoi.

Le principe de l’individu libre sur le marché libre engendre l’ultra-individualisme. L’individu libre est libre de tous moyens de survie indépendants — il doit vendre sa force de travail, ou dans le cas des auto-entrepreneurs ou des artisans, il doit souscrire aux conditions des banques — et il est libre de toute attache sociale.

La seule contrainte qui pèse sur chaque individu est d’avoir à vendre sa force sur le marché du travail pour subvenir à ses besoins (je ne parle pas des acheteurs, de ceux qui détiennent les capitaux). Pour le reste, l’individu est liiiiibre ! C’est comme il veut, quand il veut. Quoi de plus merveilleux que la liberté ?

Quand son Moi social le titille, l’individu libre va militer aux Restaurants du Cœur, financer la scolarisation d’une fillette au Népal, aider une famille en difficulté… Son imagination est fertile, il a le choix. Quand il en a assez, il se retire librement — il n’est jamais vraiment engagé, il n’a de comptes à rendre à personne.

Il n’a pas de patrie. Il se proclame fièrement citoyen du monde. Comme le monde ne va jamais rien exiger de lui, c’est un engagement libre à l’extrême.

Comme son égo est la mesure de toutes choses, il ignore la honte. La honte ne peut s’éprouver que s’il existe quelque chose en dehors de soi et de plus important que soi. C’est un sentiment fort déplaisant, dont heureusement l’ultra-individualisme nous libère.

Pour sa religion ou sa spiritualité, l’individu libre se fournit en kit au grand supermarché des idéologies. Un peu de métempsychose par-ci, de la méditation par-là, quelques cuillerées d’amour chrétien, voyons si ce cocktail est agréable.

Autre avantage non négligeable, l’individu libre détient la vérité. La vérité, c’est ce qu’il a trouvé en surfant sur internet et surtout qui lui convient. Se soumettre à l’épreuve des faits, confronter les idées, ce ne sont même plus des ringardises — ce sont des choses dont l’individu libre ne soupçonne même plus la possibilité. L’individu libre à un accès direct à la vérité ; la vérité, c’est ce qui lui plait.

N’ayant plus à se soumettre à des contraintes externes, l’individu libre est joueur. Plus le monde réel est dur, plus les mondes imaginaires sont captivants. Tel le furet domestique, l’individu libre reste infantile toute sa vie.

Il faut se rendre à l’évidence : les avantages de l’ultra-individualisme sont bien réels et sont tels qu’il semble bien difficile d’y renoncer. Voilà pourquoi tant de gens condamnent les conséquences de l’ultralibéralisme, mais pas ses causes. Or, vouloir l’ultralibéralisme sans ses effets, c’est vouloir fumer sans s’encrasser les poumons, s’alcooliser sans gueule de bois ni cirrhose, c’est la cocaïne sans scléroses.

L’ultra-individualisme est une drogue dure. Les premiers effets sont agréables. Les conséquences pernicieuses n’apparaissent que plus tard, et il n’est guère possible de faire le lien quand on n’est pas prévenu.

L’absence de contraintes apportée par l’ultra-individualisme apparait d’abord comme une promesse de bonheur. Hélas, l’être humain n’a pas été produit par l’évolution pour vivre sans contraintes. Chaque individu doit à la fois se protéger — c’est son égo — et protéger la société qui en retour lui permet de survivre — c’est son Moi social. Supprimer l’un des deux provoque des dommages considérables.

Le premier dégât provoqué par l’ultralibéralisme est matériel : c’est la paupérisation. Pour survivre, il faut travailler de plus en plus longtemps et dans des conditions de plus en plus dures.

Le second dommage est psychologique. L’ultralibéralisme détruit les sociétés, donc la protection qu’elles accordent aux individus. Chaque individu libre est conscient qu’il n’est engagé en rien auprès de ses ex concitoyens et donc qu’il n’a rien à en espérer en cas de besoin. Cet isolement, cet abandon provoquent une angoisse incurable.

L’addiction à l’ultra-individualisme fait que les individus qui ne disposent pas du capital sont à la fois victimes et complices de l’ultralibéralisme.