La ligue des économistes extraordinaires est un grand succès de librairie. Il répond à une demande du public de comprendre l’économie, mais sans trop se fatiguer quand même.

Voici le premier paragraphe de la préface :

« Tout le monde s’en souvient : visitant fin 2008 la London School of Economics, la reine d’Angleterre demanda à ses hôtes : “Comment se fait-il que personne n’ai prévu la crise que nous traversons ?” »

L’ouvrage s’annonce ambitieux si on suppose qu’il va répondre à cette question. Voilà en tout cas la raison de son succès. Le préfacier, Jean-Marc Daniel, chroniqueur sur BFM Business entre autres titres, ajoute à son sujet :

« Une entreprise très française en se sens qu’elle fleure bon cet antilibéralisme devenu la marque de fabrique et la spécificité de notre classe intellectuelle, s’offrant le luxe de faire semblant de croire que Marx avait prévu/compris la crise de 2008. »

La quasi totalité des intellectuels français ayant rejoint le camp ultralibéral au moment de l’effondrement du communisme, le propos a de quoi surprendre. Il est vrai que pour les plus ultras des ultras, tant qu’il restera un droit social, c’est qu’on n’a pas entrepris les mesures nécessaires et indispensables qui doivent nous conduire au bonheur. Et Jean-Marc Daniel d’inviter les lecteurs « à aller plus loin. C'est-à-dire à s’engager dans une double quête, celle de la lecture des grands auteurs et celle de l’analyse des modèles mathématiques et économétriques de référence. » On a déjà compris que Marx ne fait pas partie des grands auteurs. Et comprendre l’économie, c’est analyser les modèles mathématiques et économétriques ! Modèles qui ont donné les brillants résultats que l’on sait, mais il en faut davantage pour ébranler un ultra.

Marx n’avait certes pas davantage prévu la crise de 2008 que Newton n’avait prévu la l’effondrement de la toiture du Grand Moun. Il n’en reste pas moi que sans Marx, on ne peut rien comprendre à la crise, n’en déplaise au chroniqueur de BFM Business. Alors, allons voir comment La ligue des économistes extraordinaires présente Marx.

« Dans Le Capital rien ne saurait perturber le jeu subtil de l’offre et de la demande cher aux classiques : pas de monopoles, pas de syndicats, pas d’interventions publiques, pas de Mélenchon, etc. En toute logique, tout se vend au juste prix : le capitalisme paie exactement le travail de l’ouvrier à sa valeur adéquate, point final. »

Tout à fait exact. Marx a laissé de côté tous les défauts du capitalisme réel pour s’attaquer au cœur, à la théorie d’un capitalisme fonctionnant parfaitement.

« C’est l’astuce infernale du marxisme théorique : faire du capitalisme un Éden économique pour mieux découvrir sa faille et lui porter le coup fatal. Ce coup, c’est la plus-value, la grande découverte du marxisme. »

Exact encore, même si on perçoit une certaine hostilité de la part de l’auteur. Puis, ça se gâte.

« Sans entrer dans les détails, le duo Marx-Engels va démontrer qu’il s’agit là de la part de revenus (de capital) honteusement tondue sur la pelisse de l’ouvrier sans que celui-ci s’en rende compte (en jouant sur les horaires de la journée de travail). » En réalité, Marx démontre que la totalité de la richesse provient exclusivement du travail. Les salariés sont payés à leur juste valeur (ils ont de quoi vivre, c’est pour ça qu’ils ne se rendent pas forcément compte de l’exploitation), mais ils produisent plus de valeur que ce qu’ils coutent. Le jeu sur les heures de travail n’est que marginal. Par exemple, si un ouvrier produit sa paye en quatre heures et s’il travaille huit heures, cela produit une plus-value de quatre heures de travail. S’il travaille dix heures, une plus-value de six heures.

« Une arnaque rendue possible parce que les capitalistes possèdent un monopole : celui des moyens de production (la terre, les usines…) » C’est exact, sauf qu’il ne s’agit pas d’une arnaque.

« Le vampire capitaliste fait donc des profits aussi bien en prélevant une sorte de dime cachée sur le travail qu’en vendant ses produits. » Cette phrase est absurde. Elle signifie qu’il y aurait deux sources au profit capitaliste, l’exploitation du travail et la vente des produits. Le donc qui suppose un lien logique avec ce qui précède est totalement abusif. En réalité, toute la richesse du capitaliste provient exclusivement du l’exploitation du travail. Et tout aussi évidement, s’il ne vend pas sa production, sa richesse lui reste sur les bras sous forme d’objets inutiles.

« Il accumule donc toujours plus de capital, mais cette accumulation creuse sa tombe. Marx développe alors un raisonnement complexe (mais carré) : pour préserver l’augmentation de son capital, le capitaliste est obligé de remplacer progressivement ses ouvriers par des machines (sinon les autres capitalistes les recrutent, et les salaires augmentent), machines sur lesquelles il ne peut plus pomper de plus-value. » Cela n’a aucun sens, la confusion est totale. Essayons de démêler un peu ce charabia.

• Nulle part Marx n’a écrit que si les ouvriers seraient recrutés par les autres capitalistes s’ils n’étaient pas remplacés par des machines, d’autant que cette idée est absurde.

• L’accumulation du capital est liée au progrès technologique qui rend les machines de plus en plus chères. Comme toute la richesse provient exclusivement du travail, le capitaliste qui utilise un nouveau procédé industriel qui double la productivité des ouvriers continue à vendre ses produits au prix moyen du marché. Il empoche donc une plus-value supplémentaire considérable, jusqu’à ce que ses concurrents rattrapent leur retard technologique et que les prix baissent. C’est la concurrence entre les capitalistes qui provoque le progrès technologique et l’accumulation du capital fixe (machines, équipements, etc.)

« Du coup, le système court à sa perte : c’est la fameuse baisse tendancielle du taux de profit (nous résumons, bien sûr), qui conduira inéluctablement les masses, toutes vouées à la misère ou au chômage, à renverser cet ordre déclinant pour le remplacer par la non moins célèbre dictature du prolétariat. » L’auteur présente la pensée de Marx vue dans un miroir déformant, comme ces miroirs concaves ou convexes qu’on voyait dans les foires. Ça reflète, mais d’une façon grotesque.

• La baisse tendancielle du taux de profit n’est pas expliquée. En fait, une part croissante du capital est consacrée aux locaux, aux machines et autres équipements, ce que Marx appelle le capital fixe car sa valeur ne change pas, elle est juste transférée aux produits fabriqués au fur et à mesure de l’usure. Le travail vivant, lequel seul engendre de la plus-value, a une part qui ne cesse de diminuer ; donc, même si l’exploitation s’intensifie, le taux de profit tend à baisser.

• Ce n’est pas cette baisse tendancielle du taux de profit qui provoque la misère et le chômage. Pendant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre Mondiale, le rapport des forces était en faveur des travailleurs. Le taux de profit a été en moyenne de 4 % (hors inflation). Cela a provoqué une telle croissance économique qu’on a appelé cette période les Trente Glorieuses. Après la chute du communisme, les capitalistes ont exigé des taux de rentabilité “à deux chiffres”. Cela a entrainé la baisse des salaires, la réduction ou la disparition de conquêtes sociales et par voie de conséquence la stagnation économique.

« Assistant aux violentes crises boursières de la seconde moitié du XIXe siècle, le duo Marx-Engels se couchait chaque nuit persuadé que le grand soir était pour la semaine prochaine. » OK, ils se sont trompés. Et sur la dictature du prolétariat aussi. Mais un siècle et quelques décennies plus tard, nous sommes bien dans une crise générale du capitalisme, crise dont le principe était bien prévu par Marx et qui est totalement inexplicable et inexpliquée par tous les ultralibéraux.

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Voyons comment est traité un autre économiste, Milton Friedman. C’est le doctrinaire de la théorie que l’on appelle néolibérale, ultralibérale ou mondialisation, régime auquel nous sommes soumis plus de trente ans.

Milton et son épouse Rose ont publié en 1979 un livre facile à lire, La liberté du choix, qui est la somme et le bilan de leurs travaux. La thèse centrale des Friedman, c’est que le marché libre apporte la paix, le bonheur et la prospérité. L’ennemi, c’est tout ce qui perturbe ce marché libre : surtout les États, secondairement les syndicats et les organisations corporatistes.

On aura beaucoup de peine à retrouver ces idées dans La ligue des économistes extraordinaires. Elles ne sont mentionnées qu’en passant, au détour d’une phrase. N’est traitée que la théorie monétaire de Milton Friedman. Or cette question monétaire est reléguée à la fin de La liberté du choix. Le chapitre VIII, Guérir l’inflation n’occupe que 40 pages sur un total de 320 !

C’est justement ce point qui a été jeté aux oubliettes par nos dirigeants. Milton et Rose Friedman se prononçaient contre une création monétaire supérieure à l’augmentation de la production. Aujourd’hui, pour tenter de faire survivre le système, on crée de la monnaie à gogo et on appelle ça quantitative easing. Les Japonais ont pour objectif de relancer l’inflation !

Alors que toutes les autres thèses des Friedman sont appliquées tant et plus, comme la suppression des barrières douanières et du contrôle sur les marchandises — voir TAFTA. Mais lire aujourd’hui les Friedman montre à quel point les politiques encore appliquées aujourd’hui ont eu l’effet contraire de ce qui était promis. Alors, les auteurs de La ligue des économistes extraordinaires choisissent de tout embrouiller.

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Si vous voulez acquérir un peu de vernis culturel, avec des noms d’auteurs et du vocabulaire économique, lisez La Ligue des économistes extraordinaires. Ça n’est pas fatigant parce qu’il n’y a rien à comprendre.

Si c’est comprendre qui vous intéresse, ce livre ne vous sera malheureusement d’aucune utilité.